10
Le lendemain matin, Reith se rendit au centre d’expédition situé au sud de la ville. Sur toute une série de plateaux et de coffres s’entassaient les produits régionaux. Les fardiers se dirigeaient en ferraillant aux points de chargement ; les conducteurs en sueur, l’injure à la bouche, se faisaient de sournoises queues de poisson pour être mieux placés sans se soucier de la poussière, des odeurs, des protestations des bêtes, des doléances des chasseurs et des exploitants dont la bousculade mettait la marchandise en péril.
Il y avait des chariots conduits par deux hommes – deux rouliers ou un roulier et son aide – mais, à bord de certains, il n’y en avait qu’un seul. Reith s’approcha d’un conducteur solitaire.
— Tu fais une livraison à Dadiche aujourd’hui ? demanda-t-il.
Le charretier – un petit homme maigre aux yeux noirs dont le visage semblait se réduire à un nez et à un front étroit – acquiesça d’un air méfiant.
— Ouais.
— Et quand tu arrives à Dadiche, comment les choses se passent-elles ?
— D’abord, je n’y arriverai jamais si je perds mon temps à bavasser.
— Ne t’inquiète pas, je te dédommagerai. Comment procèdes-tu ?
— Je me rends au quai de déchargement. Les veilleurs vérifient que je suis en règle. Le préposé me donne un reçu. Je passe la barrière et on me donne des sequins ou un récépissé selon que je ramène de la marchandise ou pas. Si je dois en rapporter, je vais avec mon récépissé à la fabrique ou au magasin indiqué, je charge et je rentre à Pera.
— Donc, une fois passé l’enceinte de Dadiche, tu peux aller où bon te semble sans restrictions ?
— Mais pas du tout ! Des restrictions, il y en a. Les Chasch n’aiment pas que des chariots se promènent le long de la rivière, où il y a leurs jardins. Ils ne veulent pas non plus qu’on se balade au sud de la ville près de l’esplanade où, paraît-il, les Dirdir font des courses de chars.
— Et ailleurs, il n’y a pas d’interdictions ?
Le roulier, plissant les yeux, étudia Reith derrière l’imposant promontoire de son nez.
— Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ?
— Je voudrais que tu m’emmènes à Dadiche. Pour un aller et retour.
— Impossible ! Tu n’as pas de licence.
— Tu n’auras qu’à m’en faire obtenir une.
— Je vois… Je suppose que tu es décidé à payer le prix ?
— Oui… s’il s’agit d’une somme raisonnable. Combien veux-tu ?
— Dix sequins. Et cinq de mieux pour la licence.
— C’est exagéré. Dix sequins en tout. Douze si tu me conduis là où je te dirai.
— Allons donc ! Est-ce que tu me prends pour un imbécile ? Des fois que tu voudrais que je te conduise jusqu’à la péninsule de Fargon !
— Aucun risque ! J’ai seulement l’intention de faire une petite incursion à l’intérieur de Dadiche pour voir quelque chose qui m’intéresse.
— Topons là pour quinze sequins. Mais c’est mon dernier mot.
— Bon… d’accord ! Mais tu me fourniras des vêtements de roulier.
— C’est entendu. En plus, je vais te donner quelques conseils. N’emporte rien de métallique car les vieux métaux conservent une odeur qui risque de les alerter. Débarrasse-toi de tes habits, enduis-toi de boue et frotte-toi avec des feuilles d’annel. Mâche aussi des annels pour camoufler ton haleine. Et tout de suite, parce que je charge et que je pars dans une demi-heure.
Reith obéit à ces instructions bien que sa peau se rétractât quand il endossa les vêtements gluants et coiffa un vieux chapeau de paille et de feutre tout avachi. Emmink – c’était le nom du charretier – tint à s’assurer qu’il ne portait pas d’armes, car celles-ci étaient interdites dans la cité, et il épingla une plaquette de verre blanc à l’épaule de Reith.
— Voici ta licence. En passant la poterne, tu n’auras qu’à crier ton chiffre… comme ça : « Quatre-vingt-six ! » N’en dis pas plus. Et ne descends pas de la charrette. Si jamais ils s’aperçoivent à ton odeur que tu es un étranger, je ne pourrai rien faire pour toi. Alors, inutile de regarder de mon côté.
Ces avertissements n’étaient pas de nature à rendre courage à Reith, qui, déjà, n’était pas tellement flambant.
Le chariot s’enfonça en ferraillant à travers les collines grises. Son chargement était composé de carcasses d’échassiers des marais dont les becs jaunes et les yeux morts, alternant avec des rangées de pattes également jaunes, constituaient un spectacle macabre.
Emmink était maussade et peu bavard. Il se désintéressait des raisons qui poussaient Reith à se rendre à Dadiche, et, après quelques vaines tentatives en vue d’engager la conversation, Reith finit par se tenir coi.
Le chariot grignotait petit à petit la route ; les moteurs à torsion dont étaient équipées ses roues gémissaient à mesure qu’il avançait. Enfin, le véhicule atteignit le col – on l’appelait la Trouée de Belbal, précisa Emmink – et Dadiche apparut à leurs yeux. De la ville émanait une beauté bizarre, vaguement menaçante, et Reith se sentait de plus en plus mal à l’aise. En dépit de ses vêtements crasseux, il n’avait pas l’impression de ressembler aux autres rouliers et il en était réduit à espérer que son odeur fût celle d’un simple charretier. Et il y avait le problème Emmink. Pouvait-on se fier à lui ? Reith l’examina à la dérobée. C’était un petit homme sec comme un fouet, à la peau couleur de cuir bouilli. Un nez et un front qui prenaient le pas sur tout le reste, une petite bouche pincée… C’était un homme – comme Anacho, comme Traz, comme Reith lui-même, se disait-il rêveusement. Un homme qui, en dernière analyse, plongeait ses racines dans le sol de la Terre. Mais comme son essence terrienne était diluée, à présent ! Comme elle était ténue ! Emmink était devenu un homme de Tschaï ; son âme était conditionnée par le paysage de Tschaï, par son soleil d’ambre, par son ciel de bronze, par les tonalités riches et feutrées de Tschaï. Reith n’avait qu’une confiance très mitigée dans le loyalisme de son compagnon.
— Où dois-tu décharger ? lui demanda-t-il, les yeux fixés sur l’étendue de Dadiche.
Emmink tarda à répondre comme s’il cherchait un motif plausible pour éluder la question. Enfin, il grommela à contrecœur :
— Là où je pourrai vendre au meilleur prix. Au marché nord ou au marché de la rivière. Peut-être au bazar de Bonté.
— Je vois, dit Reith, qui désigna du doigt le haut édifice blanc qu’il avait repéré la veille. Qu’est-ce que c’est que ce bâtiment ?
Emmink haussa ses maigres épaules avec indifférence.
— Ça ne me regarde pas. Moi, j’achète, je transporte et je vends. En dehors de ça, je ne m’occupe de rien.
— Je vois… Eh bien, je veux passer devant ce bâtiment.
Emmink grogna :
— Ce n’est pas ma route habituelle.
— Je m’en moque. C’est pour cela que je te paye.
Le roulier poussa un nouveau grognement et se tut.
Enfin, il reprit la parole :
— D’abord, je vais aller au marché nord pour connaître leurs tarifs. Après, on ira au bazar de Bonté. Comme ça, nous passerons devant ton bâtiment.
Ils descendirent la colline, traversèrent un terrain nu où s’entassaient détritus et immondices, puis pénétrèrent dans un jardin où poussaient des buissons verts et duveteux ainsi que des cycas mouchetés de noir et de vert. Devant eux se dressa l’enceinte extérieure de Dadiche, un mur de neuf mètres de haut fait d’un matériau artificiel d’un brun lustré. Les chariots venant de Pera étaient examinés par un détachement d’Hommes-Chasch en pantalon violine et chemise grise, coiffés d’un grand chapeau pointu en feutre noir. Ils étaient munis d’armes légères et de longues baguettes minces avec lesquelles ils sondaient les chargements.
— Pourquoi font-ils ça ? demanda Reith en les voyant enfoncer leurs instruments avec une fausse nonchalance dans les ballots entassés sur le véhicule qui précédait le leur.
— Pour empêcher les Chasch Verts de s’introduire clandestinement dans la ville. Il y a quarante ans, une centaine de Verts y ont pénétré, cachés sous des marchandises. Il y a eu un grand massacre avant qu’ils soient tous exterminés. C’est que les Chasch Bleus et les Chasch Verts sont ennemis mortels. Rien ne fait plus plaisir aux uns que de répandre le sang des autres.
— Que devrai-je répondre s’ils m’interrogent ?
Emmink eut un haussement d’épaules.
— C’est ton affaire. S’ils me posent des questions, je leur dirai que tu m’as payé pour que je t’emmène à Dadiche. C’est la vérité, n’est-ce pas ? Alors, tu n’auras qu’à leur expliquer ta propre vérité si tu l’oses… Quand j’annoncerai mon numéro, tu crieras le tien.
Reith eut un sourire amer mais ne répliqua pas.
C’était à leur tour. Emmink franchit le portail et s’arrêta sur un rectangle rouge en braillant :
— Quarante-cinq.
— Quatre-vingt-six, lança Reith d’une voix tonnante.
Les Hommes-Chasch s’avancèrent, plongèrent leurs baguettes dans le tas de carcasses et l’un d’entre eux fit le tour de la charrette. C’était un individu corpulent aux genoux cagneux dont le menton était presque aussi inexistant que celui d’Emmink mais qui était doté d’un petit moignon de nez et d’un front fuyant que le crâne postiche, un cône d’une bonne quinzaine de centimètres planté sur son occiput, rendait grotesque. Son épiderme plombé avait des reflets bleuâtres – peut-être s’agissait-il d’un fard. Ses doigts étaient courts et tronqués, ses pieds larges. De l’avis de Reith, il différait beaucoup plus qu’Anacho du prototype humain. L’Homme-Chasch, après avoir décoché au Terrien et à Emmink un coup d’œil indifférent, recula en faisant signe d’avancer.
Emmink s’engagea dans la large avenue et adressa un sourire acide à son compagnon.
— Tu as de la chance qu’il n’y ait pas eu de capitaines des Chasch Bleus. Ils auraient senti ta sueur. Moi-même, je la sens presque. Un homme qui a peur transpire. Si tu veux passer pour un roulier, il faut que tu aies du sang-froid.
— C’est beaucoup demander, soupira Reith. Enfin, je ferai de mon mieux.
Et la charrette s’enfonça dans Dadiche. On apercevait ici et là des Chasch Bleus dans leurs jardins en train de tailler des arbres, de déplacer des auges de pierre, de déambuler paisiblement à l’ombre de leurs villas. De temps à autre, l’arôme d’un verger ou d’un bassin parvenait aux narines de Reith : des effluves aigrelets, irritants, épicés, des émanations âcres d’ambre brûlé, des exhalaisons sirupeuses de musc, de fermentations anormales d’une troublante ambiguïté : ces parfums étaient-ils répugnants ou exquis ?
La route continua pendant deux à trois kilomètres au milieu des petites maisons. Les Chasch Bleus paraissaient se moquer totalement de ce que Reith considérait comme un désir d’intimité normal et leurs demeures s’éparpillaient de-ci de-là comme si la route n’existait pas. Parfois, on apercevait des Hommes-Chasch ou des Femmes-Chasch occupés à des tâches domestiques ou à des corvées, mais il était rare que les Hommes-Chasch fussent en compagnie des Chasch Bleus. Chacun travaillait à part, et quand par hasard ils se trouvaient à côté les uns des autres, ils s’ignoraient réciproquement.
Emmink ne faisait ni commentaires ni remarques. Quand Reith manifesta son étonnement devant l’indifférence des Chasch Bleus, qui ne paraissaient pas voir les chariots, le roulier émit un reniflement tout à la fois ironique et méprisant.
— Ne t’y trompe pas ! Si tu crois qu’ils s’en désintéressent, essaye donc de descendre et d’entrer dans une maison ! Ils t’épingleront en deux temps trois mouvements et tu te retrouveras dans leur gymnase pour participer à leurs petits jeux. Ah ! les rusés gredins ! Ils sont aussi cruels qu’ils sont burlesques, impitoyables et sournois ! Es-tu au courant de ce qu’ils ont fait à ce pauvre Phoster Ajan, le roulier ? Il avait mis pied à terre, poussé par un besoin naturel. Évidemment, c’était de la folie noire. Cela ne pouvait que les irriter. Après lui avoir lié les pieds, ils l’ont mis dans une cuve pleine d’immondices putrides. Il en avait jusqu’au menton. Et ça puait ! Au fond, il y avait une valve. Quand cette fange était trop chaude, il fallait que Phoster Ajan plonge pour l’ouvrir. Alors, ça devenait froid, il gelait et il devait plonger de nouveau et recommencer. Cette saloperie devenait alternativement brûlante et glacée. Pourtant, il s’est obstiné. Stoïque, il plongeait, manœuvrait la valve. Au bout du quatrième jour, ils l’ont autorisé à remonter sur son chariot pour qu’il puisse raconter sa mésaventure à Pera. Comme tu peux le deviner, ils font varier leurs farces selon les circonstances. Jamais il n’y a eu d’humoristes doués d’autant d’imagination. (Emmink décocha à Reith un regard scrutateur.) Quels ennuis songes-tu à leur causer ? Je suis capable de prévoir avec une certaine précision la manière dont ils réagiront.
— Je n’envisage pas de leur causer le moindre ennui. Simplement, je suis curieux et j’ai envie de voir comment vivent les Chasch Bleus.
— Ils vivent comme des fous facétieux… Je parle en me plaçant du point de vue de ceux qui leur cherchent noise. J’ai entendu dire qu’une de leurs plaisanteries favorites consiste à opposer un brave Chasch Vert à un Phung. Et s’ils ont la chance de capturer un Dirdir et un Pnume, ils les obligent à jouer de grossières farces antiques. Tout cela pour s’amuser, bien sûr. S’ennuyer est la chose que les Chasch Bleus détestent plus que tout au monde.
— Je me demande pourquoi il n’y a pas une grande guerre – une guerre à outrance. Les Dirdir ne sont-ils pas plus forts que les Chasch Bleus ?
— Bien sûr que si ! Et leurs cités sont superbes – c’est du moins ce que j’ai entendu dire. Mais les Chasch disposent de torpilles et de mines qui détruiraient toutes les villes dirdir en cas d’attaque. C’est une situation banale. Chacun est assez puissant pour anéantir l’autre : aussi personne n’ose-t-il aller au delà de petites agaceries sans conséquences. Quant à moi, aussi longtemps qu’ils me fichent la paix, je leur rends la pareille… Ah ! nous arrivons au marché nord. Tu vois comme les Chasch Bleus grouillent partout ? Ils adorent marchander, mais, surtout, ils préfèrent t’escroquer. N’ouvre pas la bouche, ne fais pas un geste, ne hoche même pas la tête, sinon ils prétendront que je les ruine.
Le véhicule pénétra sur une aire découverte que protégeait un gigantesque parasol, et Reith eut aussitôt l’occasion d’assister au marchandage le plus délirant qu’il eût jamais vu de sa vie. Un Chasch Bleu s’approcha, examina la cargaison, lança une offre d’une voix croassante, offre qu’Emmink repoussa en hurlant comme s’il avait été insulté. Pendant deux minutes, tous les deux s’abreuvèrent d’injures – et tout y passait – jusqu’au moment où le Chasch rompit avec un geste où la fureur se mêlait à l’écœurement pour s’approcher d’une autre charrette.
Emmink décocha un regard malicieux au Terrien.
— Il m’arrive de temps en temps de ne pas baisser mes prix, rien que pour faire enrager les Bleus. Cela me permet en outre de prévoir où s’établira la cote. Maintenant, on va essayer le bazar de Bonté.
Reith se retint de rappeler à Emmink le grand édifice ovale : le rusé charretier n’avait rien oublié. Le véhicule démarra et s’engagea en direction du sud sur une route parallèle au fleuve, bordée de jardins et de résidences. À gauche s’égrenaient de petits dômes et des appentis entourés d’arbres peu fournis, des terrains vides où des enfants nus jouaient dans la poussière : c’était là qu’habitaient les Hommes-Chasch.
Emmink lança une œillade à Reith :
— Voilà d’où procèdent les Chasch Bleus. C’est du moins ce qu’un Homme-Chasch m’a expliqué un jour par le détail.
— Comment cela ?
— Ils croient que dans le corps de chacun d’entre eux pousse un homoncule. Quand ils meurent, l’homoncule est libéré et devient un Chasch légitime. C’est en tout cas ce qu’enseignent les Bleus. Grotesque, n’est-ce pas ?
— Je suis de ton avis. Les Hommes-Chasch n’ont donc jamais vu de cadavres humains ni de bébés des Bleus ?
— Bien sûr que si. Mais ils ont des explications toutes prêtes pour rendre compte de la moindre contradiction, de chaque détail qui ne colle pas. Ils veulent croire ça. Autrement, comment pourraient-ils justifier leur servitude ?
Reith se dit qu’Emmink était peut-être plus fin qu’il n’y paraissait.
— Pensent-ils que les Dirdir sont issus des Hommes-Dirdir ? Et les Wankh des Hommes-Wankh ?
— Là, murmura Emmink en haussant les épaules, peut-être qu’ils… Ah ! voilà le monument qui t’intéresse.
Ils avaient dépassé l’agglomération des Hommes-Chasch, que dissimulait un rideau d’arbres vert clair aux branches desquels poussaient d’énormes fleurs bistre. La charrette contourna le centre de la cité. Maintenant, elle suivait une avenue le long de laquelle s’alignaient les édifices publics ou administratifs assis sur des arcades à la courbure peu accentuée et coiffés de toits formant une succession de surfaces convexes aux courbes variées. En face se dressait le vaste bâtiment qui abritait le vaisseau spatial – du moins Reith le croyait-il. Il avait les dimensions d’un terrain de football, des murs bas et un ample toit semi-ellipsoïdal. Un véritable tour de force architectural…
Sa finalité n’était pas manifeste. Les portes en étaient peu nombreuses et leur étroitesse en interdisait l’entrée aux véhicules lourds. En définitive, Reith conclut que c’était la façade arrière.
Une fois arrivé au bazar de Bonté, Emmink vendit ses carcasses dans une atmosphère de marchandage fiévreux. Pendant ce temps, Reith se tenait à l’écart en s’efforçant de ne pas être sous le vent des acheteurs.
Emmink n’était pas totalement satisfait de la transaction. Après avoir déchargé sa cargaison, il grommela :
— J’aurais dû faire vingt sequins de mieux. Ma marchandise était de premier choix. Mais il n’y a pas eu moyen de le faire comprendre à ce Bleu ! Il t’observait et essayait de flairer ton odeur. Ta façon de vouloir passer inaperçu et de baisser la tête aurait éveillé les soupçons de n’importe quelle vieille Femme-Chasch. S’il y a une justice, tu devrais me rembourser mon manque à gagner.
— J’ai du mal à croire que tu t’es fait posséder. Allez ! Repartons !
— Et les vingt sequins que j’ai perdus ?
— Oublie-les : c’est une perte imaginaire. Regarde-les Bleus nous observent.
Emmink sauta précipitamment sur son siège et démarra. Par pure méchanceté, sans doute, il reprit la route par laquelle ils étaient venus.
— Emprunte la voie est pour que nous passions devant le grand bâtiment, lui ordonna Reith sur un ton dépourvu d’aménité. Et ne recommence pas ce genre de facétie.
— Je prends toujours la direction de l’ouest, rétorqua plaintivement Emmink. Pourquoi devrais-je changer mes habitudes ?
— Si tu sais où se trouve ton intérêt…
— Comment ? Des menaces, maintenant ? Alors que nous sommes au cœur de Dadiche ? Il me suffirait d’appeler un Bleu…
— Ce serait ta condamnation à mort.
— Et mes vingt sequins ?
— Je t’en ai déjà donné quinze, auxquels s’ajoute ton bénéfice. Cesse de larmoyer et conduis-moi là où je veux que tu me conduises, sinon je te tords le cou.
Emmink obéit tout en ronchonnant, en grognant et en faisant des grimaces de dépit.
Le haut bâtiment blanc leur apparut. Un jardin de quelque soixante-quinze mètres de large s’interposait entre lui et la rue. Une bretelle d’accès, néanmoins, y menait. Mais ils auraient éveillé les soupçons en l’empruntant : aussi continuèrent-ils de suivre l’avenue principale en compagnie d’autres charrettes, de véhicules divers et de petites voitures pilotées par des Chasch Bleus. Reith examinait la façade avec inquiétude. Trois larges portails en brisaient l’uniformité. Seul celui de droite était ouvert. Au passage, Reith jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il discerna la masse imposante d’une machine, un rougeoiement de métal incandescent, la carène d’une plate-forme semblable à celle qui avait arraché le vaisseau spatial du marais où il était enlisé.
Reith demanda à Emmink :
— Mais c’est une usine où l’on fabrique des appareils volants et des navires de l’espace ?
— Bien sûr, grommela l’autre.
— Je t’avais posé la question. Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?
— Tu ne m’as pas payé pour que je te renseigne. Je ne donne rien sans rien.
— Refais le tour du bâtiment.
— Alors, cela fera cinq sequins de plus.
— Deux… Et ne proteste pas ou je te fais sauter les dents.
Tout en proférant des jurons indistincts, Emmink fit demi-tour pour contourner l’usine.
— As-tu déjà regardé ce qu’il y a à l’intérieur par le portail de gauche ou celui du centre ? s’enquit Reith.
— Oui. Et plus d’une fois.
— Alors, qu’y a-t-il ?
— À combien évalues-tu cette information ?
— Pas cher. Il faudra que j’aille voir moi-même.
— Un sequin ?
Reith acquiesça.
— Il arrive que les autres portails soient entrebâillés. Dans la partie centrale, ils fabriquent des éléments d’astronefs qui sont ensuite dirigés ailleurs pour être montés. À gauche, on assemble de petits engins spatiaux quand le besoin s’en fait sentir. Ces derniers temps, ça tourne au ralenti. Les Chasch Bleus n’aiment pas la navigation spatiale.
— As-tu remarqué s’ils ont amené des astronefs ou des vedettes spatiales à la réparation il y a quelques mois ?
— Non. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Cette information te coûtera cher.
Emmink apprécia la riposte : il eut un sourire goguenard qui révéla de grosses dents jaunes et n’insista pas.
De nouveau, ils passèrent devant le bâtiment.
— Ralentis ! ordonna Reith, car le conducteur avait poussé à fond le levier d’accélération et l’antique véhicule filait à toute vitesse.
Emmink obéit de mauvaise grâce.
— Si nous roulons trop lentement, notre curiosité leur mettra la puce à l’oreille et ils voudront savoir pourquoi nous manifestons un tel intérêt pour l’usine :
Reith jeta un coup d’œil sur la route qui longeait le bâtiment. Quelques Chasch Bleus et des Hommes-Chasch en plus grand nombre y déambulaient.
— Range-toi et arrêtons-nous une ou deux minutes.
Selon son habitude, Emmink commença par protester, mais son compagnon tira sur le levier et le véhicule s’immobilisa avec un gémissement plaintif. Le charretier, muet de fureur, dévisagea Reith.
— Descends ! lui ordonna Reith. Fais semblant de réparer tes roues ou de vérifier ta cellule à énergie… n’importe quoi pour avoir l’air d’être occupé.
Sur ce, il mit pied à terre et examina l’usine – puisque c’était une usine. Le portail de gauche – ô tentation ! – était ouvert. Si proche et, pourtant, si loin… Si seulement il avait assez de témérité pour franchir les quelque soixante-quinze mètres qui l’en séparaient et glisser la tête à l’intérieur !
Et puis quoi ? Admettons que la vedette soit là… elle n’était certainement pas en état de marche : il y avait de fortes chances pour que les techniciens Chasch aient démonté le propulseur, au moins partiellement. Et Reith se dit qu’ils devaient être bien intrigués. La technologie, les principes et la conception même du moteur leur étaient sûrement étrangers. Et la présence d’un corps humain n’avait dû que les déconcerter davantage. Une situation rien moins qu’encourageante ! Il était possible que la vedette soit là – en pièces détachées – et parfaitement inutilisable. Il se pouvait aussi qu’elle fût en état de fonctionner, mais, dans ce cas, Reith ne voyait absolument pas comment il pourrait en reprendre possession. Et si elle n’était pas là, s’il n’y avait dans l’usine rien de plus que le transcom de Paul Waunder, il faudrait repartir à zéro et faire de nouveaux plans.
Néanmoins, dans l’immédiat, la première chose à faire était de jeter un coup d’œil dans l’édifice. Cela semblait facile. Il n’y avait que soixante-quinze mètres à parcourir… seulement, Reith n’osait pas se lancer dans cette aventure. Bien sûr, s’il avait un déguisement susceptible de tromper les Chasch Bleus… Il n’y avait qu’une solution : se déguiser en Homme-Chasch. Mais c’était rudement tiré par les cheveux ! Avec son faciès bien caractéristique, il n’était pas question que Reith puisse se faire passer pour un Homme-Chasch.
Toutes ces réflexions n’avaient pas duré longtemps : à peine une minute, mais Emmink était visiblement excédé. Le Terrien décida de lui demander conseil.
— Suppose que tu veuilles t’assurer qu’un certain objet – un petit astronef, par exemple – se trouve bien dans ce bâtiment. Comment procéderais-tu ?
L’autre renifla dédaigneusement.
— Ce serait une folie à laquelle je ne songerais pas un instant ! Je remonterais sur mon siège et je m’en irais, fort heureux d’être sain et sauf et de conserver toute ma raison.
— N’est-il pas possible d’imaginer un motif pour pénétrer dans l’usine… une commission quelconque ?
— Absolument pas ! Tu rêves !
— Et en se contentant de passer devant la porte ouverte ?
— Non ! Non ! En aucun cas !
Reith contempla d’un œil mélancolique l’édifice et le portail béant. Si proche et pourtant si loin… Il se mit en fureur ! Il en voulait à tout : à cette situation invraisemblable, aux Chasch Bleus, à Emmink, à la planète Tschaï… Soixante-quinze mètres : un trajet de trente secondes !
— Attends-moi ! lança-t-il d’une voix sèche à Emmink.
Et il s’enfonça à grandes enjambées dans le parc.
— Reviens ! s’écria le charretier d’une voix rauque. Reviens ! Tu es fou ou quoi ?
Mais Reith ne fit que presser le pas. Sur le trottoir qui longeait le bâtiment, il y avait quelques Hommes-Chasch, manifestement des manœuvres qui ne lui prêtèrent aucune attention. Il n’était plus qu’à dix pas du portail. Soudain, trois Chasch Bleus sortirent et le cœur de Reith se mit à cogner dans sa poitrine tandis que ses paumes devenaient moites. Les Bleus devaient sûrement sentir l’odeur de sa sueur. Y déchiffreraient-ils celle de la peur ? Mais, sans doute plongés dans leurs préoccupations personnelles, ils ne parurent pas s’apercevoir de la présence du Terrien, qui, baissant la tête, le bord de son chapeau rabattu sur la figure, passa à toute vitesse devant eux. Le portail n’était plus qu’à cinq mètres quand les trois Chasch se retournèrent comme mus par le même stimulus.
— Homme ! Où aller ? bredouilla l’un d’eux d’une voix précieuse produite par un organe qui n’avait rien à voir avec les cordes vocales.
Reith s’arrêta et sortit l’explication à laquelle il avait pensé en chemin :
— Je viens chercher des déchets de métal.
— Quels déchets de métal ?
— On m’a dit qu’il y en avait dans une boîte à côté du portail.
— Ah !… (Suivit comme un bruit de soufflet que Reith fut incapable d’interpréter.) Pas de déchets de métal !
Un second Chasch murmura quelque chose sur un ton contenu et tous trois émirent un sifflement qui correspondait au rire humain.
— Des déchets de métal, tiens ! Pas à l’usine. Là-bas : le bâtiment plus loin, tu vois ? Déchets de métal, là-bas !
— Merci ! dit Reith. Mais je vais quand même jeter un coup d’œil.
Il franchit les derniers mètres qui le séparaient du portail. Celui-ci s’ouvrait sur un vaste hall bruissant de vrombissements mécaniques, qui sentait l’huile, le métal et l’ozone. On était en train de procéder au montage d’une plate-forme volante. Des Chasch Bleus et des Hommes-Chasch travaillaient côte à côte sans aucune discrimination de caste. Comme dans n’importe quelle usine, n’importe quelle fabrique terrienne, des établis, des casiers et des bacs s’alignaient le long des murs. Au centre se dressait un objet cylindrique, qui était visiblement l’ébauche d’un astronef de taille moyenne. Plus loin, Reith aperçut vaguement la silhouette familière de la vedette à bord de laquelle il était arrivé sur Tschaï. Apparemment, la coque n’était pas endommagée. Si l’engin avait été désossé, cela ne se voyait pas. Mais il était très loin et Reith n’avait pas le temps de l’examiner en détail. Les trois Chasch, plantés derrière son dos, le regardaient, penchant leurs têtes massives ornées d’écailles bleues comme s’ils écoutaient. Reith devina que, en réalité, ils le humaient. Soudain, ils semblèrent se raidir et, comme si leur curiosité s’était subitement éveillée, ils s’approchèrent à pas lents du Terrien.
— Attention, Homme ! lança l’un d’eux de son étrange voix bafouillante. Reviens ! Il n’y a pas de déchets de métal !
— Tu sens la peur humaine, dit un autre. Tu sens de bizarres substances.
— C’est une maladie, rétorqua Reith.
Le troisième prit la parole :
— Tu as le même fumet qu’un homme aux vêtements insolites que nous avons trouvé dans un astronef insolite. Il émane de toi quelque chose de factice.
— Pourquoi es-tu venu ici ? Pour le compte de qui fais-tu de l’espionnage ?
— Je ne fais pas d’espionnage. Je suis roulier et il faut que je rentre à Pera.
— Pera est un nid d’espions. Le moment est peut-être venu d’en ratisser la population.
— Où est ton char ? Tu n’es pas venu à pied…
Reith commença à s’éloigner.
— Là-bas, sur l’avenue.
Il tendit le bras et la consternation se peignit sur son visage. Emmink et la charrette n’étaient plus là.
— Ma carriole ! s’exclama-t-il. On l’a volée ! Qui l’a prise ?
Et, après un salut hâtif aux Chasch stupéfaits, il se précipita vers le parc qui séparait les deux routes. Il fit halte derrière une haie de plantes blanches d’aspect duveteux hérissées d’espèces de plumets d’un gris verdâtre, pas du tout rassuré. L’un des Bleus avait fait quelques pas en courant et était en train de braquer un instrument sur les buissons. Un autre jetait des mots précipités dans un micro portatif. Le troisième, devant le portail, examinait l’astronef comme pour vérifier qu’il était toujours à sa place.
— Quel travail ! soliloquait Reith. J’ai tout saboté ! Dans quel pétrin me suis-je fourré !
Il se prépara à repartir mais se figea sur place : un détachement d’Hommes-Chasch en uniforme gris et pourpre débouchait sur la route menant à l’usine, chevauchant des motocyclettes surbaissées. Les Chasch Bleus leur donnèrent quelques brèves directives en désignant les taillis du doigt.
Reith ne tergiversa pas davantage. Il s’élança en courant vers l’avenue. Un chariot chargé de paniers vides passait par là : d’un bond, Reith empoigna la ridelle arrière, se hissa à bord et se dissimula sous l’amoncellement des paniers sans attirer l’attention du conducteur.
Une douzaine de motos fonçant à toute vitesse dépassèrent le véhicule dans un furieux chuintement de moteurs électriques. Quelle était la mission de ces motards ? Établir un barrage ou renforcer la garde aux portes de la ville ?
Peut-être les deux, songea Reith. Comme Emmink l’avait prédit, l’aventure était sur le point de se solder par un fiasco complet. Il était peu probable que les Chasch Bleus utiliseraient le Terrien pour leurs ignobles divertissements : ils préféreraient lui arracher des renseignements. Et alors ? Au mieux, Reith serait privé de sa liberté d’action. Et au pire… Mais à quoi bon y penser ?
Le chariot avançait à bonne allure, mais le passager clandestin ne se leurrait pas : il n’avait aucune chance de franchir les portes de la cité. Aussi, quand il fut à proximité du marché nord, il sauta à terre et se cacha aussitôt derrière un édifice bas et allongé, fait d’une sorte de béton blanc et poreux, qui devait être un magasin ou un entrepôt. Comme son champ d’observation était limité, il escalada un mur et, de là, sauta sur le toit. À présent, il voyait toute l’avenue jusqu’à la poterne, et il constata que ses craintes étaient fondées : une multitude d’agents de la sécurité en tenue gris et pourpre vérifiaient avec soin tous ceux qui se présentaient à l’octroi. S’il voulait quitter la ville, Reith allait devoir prendre un autre itinéraire. Le fleuve ? Évidemment, il pourrait attendre la nuit et se laisser porter par le courant sans risque de se faire remarquer. Mais Dadiche s’étirait sur trente bons kilomètres le long de la rive. Il fallait compter en outre avec les demeures et les jardins des Chasch Bleus qui la prolongeaient. De plus, Reith ignorait quelles créatures habitaient le fleuve : si elles étaient aussi malfaisantes que les autres formes de vie qui peuplaient Tschaï, il n’avait aucune envie de faire leur connaissance.
Un faible bourdonnement attira son attention. Il leva les yeux et tressaillit à la vue d’un aéroglisseur qui passait dans le ciel à moins de cent mètres de lui avec, à son bord, des Chasch Bleus accoutrés d’espèces de casques ressemblant à des antennes de gigantesques papillons. Reith eut immédiatement la certitude d’avoir été repéré et il supposa que ces antennes étaient des sortes d’amplificateurs olfactifs auxquels on recourait pour le détecter.
Mais le véhicule aérien poursuivit imperturbablement sa route et Reith lâcha un profond soupir. Ses craintes semblaient vaines ! Mais alors, qu’étaient donc ces grandes antennes ? Des ornements cérémoniels ? Une parure ? « Je ne le saurai sans doute jamais », se dit-il tout en scrutant le ciel. Mais il n’y avait pas d’autre engin volant. Se mettant à genoux, il examina encore une fois les alentours. Le marché nord se trouvait un peu à sa gauche, derrière un rideau d’adaraks aux feuilles persistantes : de blancs auvents de ciment, des disques suspendus au-dessus du sol, des écrans de verre, des silhouettes qui allaient et venaient, vêtues d’habits aux couleurs ternes – noirs, bleus ou rouges – des écailles aux reflets métalliques… le vent, soufflant du nord, était chargé d’odeurs multiples – relents d’épices, effluves aigrelets de légumes, odeurs de viandes cuites, fermentées ou marinées, de levures, de moisi.
À droite s’étendaient les jardins où s’éparpillaient les cabanes des Hommes-Chasch. Plus loin, une grande bâtisse qu’isolait une haute haie d’arbres noirs était adossée à un mur. Ce mur, peut-être Reith pourrait-il le franchir s’il parvenait à atteindre le toit de l’édifice. Il leva les yeux vers le ciel. Pour tenter le coup, le moment le plus favorable serait la tombée de la nuit. Deux ou trois heures à attendre…
Reith redescendit et se mit à réfléchir. Les Chasch Bleus à l’odorat si sensible n’allaient-ils pas le suivre à la trace comme des chiens de chasse ? L’hypothèse n’était pas absurde et, si elle s’avérait exacte, il n’avait pas de temps à perdre. Il descendit et chercha deux morceaux de bois qu’il fixa à ses pieds puis s’éloigna prudemment à longues enjambées.
Il n’avait pas parcouru cinquante mètres qu’il entendit du bruit derrière lui et se hâta de se mettre à couvert. Quand il jeta un coup d’œil à travers les interstices du feuillage, il constata que son intuition ne l’avait pas trompé et qu’elle lui était arrivée au moment opportun : trois Hommes-Chasch portant l’uniforme gris et pourpre des agents de la sécurité étaient debout près de l’édifice en compagnie de deux Chasch Bleus. L’un de ceux-ci était muni d’un détecteur connecté à un générateur et se terminant par un masque appliqué à son orifice nasal. Faisant des zigzags avec sa baguette tenue au ras du sol, il flaira sans peine la piste du Terrien. Quand le Bleu arriva à l’arrière du hangar, il parut hésiter mais ne tarda pas à comprendre que Reith avait grimpé sur le toit.
Reith pouffa intérieurement en songeant à la surprise des Chasch lorsqu’ils allaient s’apercevoir qu’il n’y avait personne là-haut et que les traces s’arrêtaient net. Marchant toujours sur ses galoches improvisées, il se dirigea vers le mur.
Il s’approcha avec une prudence extrême de la grande bâtisse et fit halte derrière un arbre pour examiner la situation. L’édifice, noir et lugubre, paraissait inoccupé. Son toit, comme Reith l’avait supposé, atteignait presque le faîte de l’enceinte.
Reith se retourna. De nouveaux engins volants sillonnaient le ciel – il y en avait au moins une douzaine. Ils faisaient du rase-mottes au-dessus du jardin où il se trouvait quelques instants plus tôt ; chacun d’eux remorquait un cylindre noir. Selon toute vraisemblance, ces appareils étaient des capteurs olfactifs. Si jamais l’un d’eux le survolait ou passait sous son vent, l’odeur que dégageait Reith serait immanquablement détectée. Il fallait qu’il trouve de toute urgence une cachette, et le sombre édifice collé contre le mur était le seul asile à sa portée. À condition qu’il fût vide…
Reith attendit encore quelques minutes. Rien ne semblait bouger à l’intérieur. Il avait beau tendre l’oreille, pas le moindre son ne lui parvenait. Et pourtant, il n’osait pas s’approcher. Mais il n’osait pas non plus rester où il était. Il jeta un coup d’œil aux planeurs et, abandonnant ses socques de fortune, fit un pas en avant. Soudain, il y eut du bruit derrière lui et il s’élança comme une flèche.
Un gong s’était mis à sonner lentement et un cortège d’Hommes-Chasch emmitouflés dans des nippes grises et blanches surgit sur la route. Un cadavre drapé de blanc gisait sur un catafalque derrière lequel avançaient des Hommes-Chasch et des Femmes-Chasch qui gémissaient et psalmodiaient des mélopées. Reith comprit que la bâtisse était un mausolée ou une morgue : son aspect sinistre n’avait rien de fallacieux.
Les coups de gong s’espacèrent et la procession s’immobilisa sous un portique. Le silence tomba. On déposa le catafalque en haut du perron et le cortège attendit.
Le gong résonna de nouveau – une seule fois – et une porte s’ouvrit lentement. On eût dit une brèche béant sur un vide infini. Un éblouissant rai de lumière tomba sur le corps et deux Chasch Bleus s’approchèrent, venant l’un de gauche et l’autre de droite. Ils portaient tout un accoutrement cérémoniel : des rubans, des aiguillettes, des brandebourgs, des pendeloques dorées. Ils s’approchèrent du mort, retirèrent le voile funéraire qui masquait son visage, ôtèrent son crâne postiche et s’écartèrent. Un rideau tomba, dissimulant le gisant aux regards.
Quelques minutes s’écoulèrent. La lumière d’or devint aveuglante et une sonorité plaintive vibra. C’était comme la corde d’une harpe qui se casse. Et le rideau remonta. Le cadavre était toujours là mais il avait le crâne brisé, et, au milieu de la cervelle, un minuscule Chasch Bleu accroupi regardait l’assistance.
Onze coups de gong exultants résonnèrent et le Chasch Bleu s’écria :
— L’élévation est consommée ! Un Homme a transcendé sa première vie ! Communiez dans la béatitude ! Respirez l’odeur de joie ! L’Homme, Zugel Edgs, a donné son âme à cet adorable bambin ! Y a-t-il bonheur plus grand ? Par votre diligence, vous pouvez tous atteindre à la même gloire en vertu des principes reconnus !
— Dans ma première vie, j’étais l’homme Cagaza Oso… dit l’un.
— J’étais la femme Diseun Furwg, dit l’autre.
Et en chœur :
— …Et il en est ainsi de tous les autres. Repartez en joie ! L’enfant Zugel Edgs doit être oint du baume de santé. La carcasse humaine, qui n’est plus qu’une coquille vide, retournera à la terre. Dans deux semaines, il vous sera permis de rendre visite à votre bien-aimé Zugel Edgs !
Le cortège funèbre, à présent tout joyeux, s’éloigna au son guilleret du gong et ne tarda pas à disparaître. Le catafalque portant le cadavre et l’enfant aux grands yeux glissa à l’intérieur du bâtiment, suivi des Chasch Bleus, et la porte se referma.
Reith éclata d’un rire silencieux, qu’il réprima précipitamment à la vue d’un engin volant qui approchait dangereusement de lui. Il se dirigea vers le mausolée en rampant au milieu des buissons. Il n’y avait pas âme qui vive – ni Chasch ni Hommes-Chasch – et il contourna l’édifice, qui touchait presque le mur.
Il y avait une ouverture ogivale presque à ras du sol. Reith se coula au plus près d’elle et écouta. En entendant un grincement étouffé de machines, il grimaça, songeant à la triste besogne qui avait lieu à l’intérieur, et scruta les ténèbres. La salle qu’il distinguait semblait être une sorte de magasin, de débarras pour objets de rebut. Sur les casiers et les étagères s’alignaient des pots, des jarres, des piles de vieux vêtements, tout un bric-à-brac d’appareils recouverts de poussière dont on se demandait bien à quoi ils pouvaient servir. La pièce était déserte et servait sans doute rarement. Reith regarda une dernière fois le ciel et s’introduisit dans l’édifice.
Il franchit une voûte basse donnant sur une autre pièce, passa dans une troisième, une quatrième, une cinquième. Toutes étaient éclairées par des panneaux transparents sertis dans le plafond d’où tombait une lumière maussade. Finalement, il se tapit derrière un râtelier pour attendre.
Une heure passa, puis deux. Reith commença à s’énerver et entreprit une prudente exploration. Dans une pièce attenante, il découvrit un coffre contenant des crânes postiches. À chacun était fixée une étiquette portant une série de caractères. Il en essaya un qui semblait lui aller et en arracha l’étiquette, puis alla fouiller dans un tas de vieilles frusques. Il jeta son dévolu sur une cape dans laquelle il s’enveloppa jusqu’au menton. De loin, et pourvu qu’on ne fasse pas trop attention, il pourrait sans doute passer pour un Homme-Chasch.
Dehors, la lumière pâlissait. Il regarda à l’extérieur : le soleil sombrait derrière les nuages. Les adaraks se balançaient dans un faux jour liquide. Apparemment, plus aucune plate-forme volante ne patrouillait dans le ciel aux abords immédiats. Reith sortit. Il avisa un arbre auquel il se mit en devoir de grimper. L’entreprise s’avéra plus malaisée qu’il ne l’avait pensé car l’écorce gluante était glissante. Enfin, il parvint sur le toit du mausolée, poisseux de sève, en nage sous sa cape malodorante. S’accroupissant, il se tourna vers Dadiche. Pas un seul engin volant n’était en vue. Le crépuscule naissant noyait le firmament dans la grisaille.
Il s’approcha du bord du toit et son regard plongea de l’autre côté du mur. Le faîte de celui-ci, qui se trouvait à deux mètres de lui, était plat. Tous les quinze mètres se dressaient des tiges d’une trentaine de centimètres de long. Étaient-ce des systèmes d’alarme ? Il était incapable de leur imaginer une autre fonction. D’un autre coté, même en se suspendant par les mains à l’arête de la muraille, il y aurait encore de huit à neuf mètres de dénivellation. Sensiblement deux chances sur trois d’atterrir sans se briser les os ou se luxer quelque chose – tout dépendait de la nature du terrain. Avec une corde, il n’y aurait pas eu de problème. Il n’en avait pas remarqué dans le sous-sol du mausolée mais il y avait, là-bas, quantité de vieilles nippes. Il suffirait de nouer quelques pièces de vêtements bout à bout. Mais la question qui se posait avant tout était de savoir ce qui se passerait s’il atteignait le faîte du mur.
Pour en avoir le cœur net, il alla se poster en face d’une des tiges et, ôtant sa cape, la lança sur celle-ci.
Le résultat fut aussi instantané qu’inattendu : de toutes les tiges jaillirent des traits de feu et la cape s’embrasa.
Reith la récupéra en tirant d’un coup sec, la piétina pour l’éteindre et regarda avec inquiétude de gauche et de droite. Sans nul doute l’alerte était donnée. Devait-il prendre le risque de gagner le mur et de fuir dans la campagne ? Déjà ses chances de s’en sortir étaient bien faibles : elles seraient nulles s’il se faisait repérer en terrain découvert. Il se rua vers l’arbre qu’il avait utilisé pour grimper sur le toit et en descendit beaucoup plus rapidement qu’il n’y était monté. Déjà des plates-formes volantes décollaient et il percevait un curieux et lointain sifflement qui lui râpait les nerfs.
Il s’élança au pas de course vers l’asile des arbres, sa cape flottant derrière lui. Un reflet attira son attention : c’était une petite mare recouverte de pâles plantes aquatiques. Levant à bout de bras sa cape et le crâne postiche dont il s’était débarrassé, il sauta et attendit dans l’eau jusqu’au ras du nez.
Plusieurs minutes s’écoulèrent ainsi. Un détachement de gardes motorisés passa à proximité. Deux aéroglisseurs remorquant des détecteurs olfactifs le survolèrent, l’un à droite, l’autre à gauche, et disparurent en direction de l’est. Il était clair que les Chasch Bleus étaient persuadés qu’il avait franchi le mur, qu’il avait quitté la ville. S’il ne se trompait pas et si ses poursuivants finissaient par conclure qu’il avait fui dans les montagnes, cela améliorerait considérablement ses chances.
Soudain il prit conscience que quelque chose bougeait au fond de la mare. Quelque chose de musclé dont les mouvements étaient volontaires. Une anguille ? Un serpent d’eau ? Un tentacule ? D’un bond, Reith regagna la terre ferme. Un remous agita la surface de l’eau ; une forme apparut à l’air libre et émit un son qui ressemblait à un reniflement dégoûté.
Reith, serrant contre lui la cape et le crâne postiche, ruisselant, s’éloigna, tournant le dos au mausolée.
Il parvint à un petit chemin qui sinuait entre les maisons des Hommes-Chasch. Dans la nuit, elles paraissaient closes sur elles-mêmes comme des prisons. Leurs fenêtres étaient exiguës et les plus basses se trouvaient à près de deux mètres du sol. De certaines d’entre elles sourdait une lumière jaune et tremblotante comme si des lanternes étaient allumées, ce qui ne manqua pas d’étonner Reith : une race possédant la compétence technologique des Chasch Bleus était sûrement capable de fournir à ses serfs de l’éclairage électrique ou nucléonique… C’était encore un paradoxe de Tschaï.
Non seulement ses vêtements trempés lui irritaient la peau mais, en outre, ils sentaient abominablement mauvais – ce qui, somme toute, était un avantage : cela pourrait masquer sa propre odeur, pensa Reith. Il coiffa le crâne postiche, revêtit sa cape et poursuivit sa route en direction de la poterne de la ville. Il avait les jambes ankylosées et son allure était lente.
Dans le ciel obscur ne brillaient ni Az ni Braz et ce chemin écarté était chichement éclairé. Apercevant deux Hommes-Chasch, Reith baissa la tête, arrondit les épaules et accéléra l’allure. Les passants ne le gratifièrent même pas d’un coup d’œil.
Quelque peu encouragé, il déboucha bientôt sur l’avenue centrale. La poterne n’était qu’à deux cents mètres. De hauts lampadaires la baignaient d’une éblouissante lueur jaune. Trois gardes en uniforme étaient encore là, mais leur apathie et leur nonchalance manifestes persuadèrent Reith qu’il avait vu juste : Les Chasch Bleus croyaient qu’il s’était évadé de Dadiche.
Hélas ! Ils se trompaient !
Que faire ? Continuer d’avancer d’un pas de flâneur jusqu’à la poterne et s’élancer ventre à terre pour se volatiliser dans les ténèbres ? Les plates-formes volantes surgiraient aussitôt, sans compter les patrouilles motorisées. Avec ses oripeaux puants, pas de cachette possible. À moins de se déshabiller entièrement et de courir tout nu dans la nuit…
Reith, découragé, poussa un soupir. Soudain, il avisa une taverne au rez-de-chaussée d’un haut bâtiment. Derrière les fenêtres basses palpitaient des lueurs rouges et jaunes ; on entendait des voix rauques et, de temps à autre, un éclat de rire tonitruant. Trois Hommes-Chasch s’avancèrent en titubant. Leur tournant le dos, Reith colla son visage à la fenêtre. C’était un estaminet obscur qu’éclairaient seulement le feu qui brûlait dans l’âtre et les lumignons jaunes que l’on trouvait partout à Dadiche. Une douzaine d’Hommes-Chasch, les traits grimaçants et contrefaits sous leurs grotesques crânes postiches, attablés devant des pots de grès, échangeaient des plaisanteries graveleuses avec quelques Femmes-Chasch. Ces dernières, vêtues de robes noires et vertes, leurs faux crânes agrémentés de paillettes et de rubans, arboraient un nez fardé d’un rouge éclatant. Le spectacle était sinistre. Et pourtant, il mettait en évidence l’humanité fondamentale des Hommes-Chasch. Les composantes universelles de la fête étaient réunies : les boissons émoustillantes, les femmes rieuses, la camaraderie… À ceci près que ces ingrédients étaient bien ternes chez les Hommes-Chasch.
Deux autres passants croisèrent Reith sans réagir. Jusque-là, son déguisement s’était montré efficace. Mais le Terrien ne savait pas s’il résisterait à un examen plus attentif. À pas lents, il s’approcha de la poterne mais s’arrêta à une cinquantaine de mètres d’elle ; n’osant aller plus loin, il se glissa entre deux bâtiments et s’installa de façon à pouvoir surveiller le portail.
Les heures succédèrent aux heures. Le vent tomba et l’air se rafraîchit. Les senteurs des bosquets de Dadiche montaient à ses narines. Il s’assoupit. Quand il se réveilla, Az brillait derrière des adaraks alignés comme des sentinelles. Il changea de position, grogna, se massa la nuque. La puanteur montant de ses vêtements encore humides était répugnante.
Deux des gardes n’étaient plus là. Le troisième avait l’air de somnoler debout. Dans leurs guérites, les vigiles contemplaient la campagne d’un air morose. Reith se rencogna dans sa cachette.
Le ciel s’éclaircit à l’est. C’était l’aube et la ville commença de s’animer. Des renforts rejoignirent la poterne. Des groupes entraient et sortaient, échangeant des informations. Une heure plus tard commencèrent à arriver les charrettes de Pera. La première, tirée par deux puissantes bêtes de trait, apportait des barils de condiments et de viande marinée dont l’odeur était si puissante que, par comparaison, celle de Reith faisait l’effet d’un parfum. Deux personnes étaient assises sur le siège : Emmink, plus revêche, plus boudeur et plus renfrogné que jamais, et Traz.
— Quarante-cinq ! cria Emmink.
— Cent un ! lança Traz.
Les gardes s’approchèrent, comptèrent les fûts, inspectèrent la charrette et ordonnèrent à Emmink d’avancer.
Quand le véhicule passa à sa hauteur, Reith sortit de sa cachette et marcha à côté.
— Traz !
L’adolescent baissa les yeux et poussa un petit cri joyeux.
— Je savais que tu serais encore vivant !
— Tout juste ! Est-ce que je ressemble à un Homme-Chasch ?
— Pas énormément. Remonte ta cape sur ton menton et cache ton nez. Quand nous reviendrons du marché, accroche-toi à la patte avant droite de la bête de droite.
Reith se coula dans un petit recoin à l’abri des regards tandis que la charrette s’éloignait en direction du marché.
Une heure plus tard, elle réapparut, avançant au pas. Emmink serra sa droite et la charrette s’immobilisa devant la cachette de Reith. Traz sauta à terre comme pour attacher plus solidement les barils mais, en fait, il faisait écran. Reith bondit, passa sous l’animal. Entre les deux pattes avant droite de celui-ci pendait un ample pan de peau parcheminée maintenu par des cordes de façon à former une poche exiguë à l’intérieur de laquelle le Terrien se glissa. La charrette se remit en marche. Reith ne voyait qu’un ventre gris et les deux pattes antérieures de la bête.
L’équipage s’arrêta devant la poterne. Des voix s’élevèrent, Reith aperçut les sandales rouges et pointues des gardes. Après une attente angoissante, le véhicule repartit en direction des collines. Reith ne distinguait que les pierres de la route, parfois des touffes de végétation, les pattes massives de l’animal et l’enveloppe parcheminée qui, à chaque pas, se plaquait contre lui.
Enfin, la charrette s’immobilisa et Traz se pencha pour regarder sous l’abdomen de la bête.
— Tu peux sortir. Il n’y a personne.
Reith se dégagea avec un soulagement presque démentiel. Il balança son crâne postiche dans le fossé, se défit de sa cape, de sa veste nauséabonde, de sa chemise, se hissa sur la charrette et s’affala, le dos contre un baril.
Traz reprit sa place à coté d’Emmink et on se remit en route. Le jeune homme se retourna, le front soucieux :
— Tu es malade ? Blessé, peut-être ?
— Non, fatigué. Mais vivant… grâce à toi. Et, aussi, grâce à Emmink, semble-t-il.
Traz décocha un regard noir au charretier.
— Emmink n’a pas fait preuve de beaucoup de bonne volonté. J’ai été obligé d’employer la menace et de le cogner un peu.
— Je vois, murmura Reith, qui, fronçant le sourcil, se tourna vers le roulier, qui avait la tête enfoncée dans les épaules. J’ai dû moi-même hausser le ton une ou deux fois avec lui.
Un frémissement secoua les épaules d’Emmink, qui se retourna, son étroit visage barré d’un sourire qui révélait ses dents jaunes.
— Tu conviendras, seigneur, que je t’ai convoyé et donné de bons conseils avant même de connaître le rang éminent qu’occupe ta grandeur.
— Que veux-tu dire ? demanda Reith. De quel rang éminent parles-tu ?
— Le Conseil de Pera t’a nommé grand prévôt, répondit Traz. (Et il ajouta, méprisant :) On peut considérer que c’est un rang éminent, en un sens.